K-ro Tyler

Nous nous retrouvons dans le quartier de la Sorbonne, dans une brasserie où la conversation de deux spécialistes du marché de l’art m’intéresse beaucoup, ainsi que leur fascination pour le mot glamour. K-ro Tyler la performeuse surgit tout à coup, petite et simple, enfouie dans un gilet à capuche. Nous prenons un café. Je nous sens gênæs par la sympathie que nous déployons. Parce que ces débuts sont difficiles, elle me fait découvrir son univers par des lieux qui lui sont familiers et m’entraîne dans une boutique BDSM1 du quartier Beaubourg (que je nomme à tort « sex shop » apparemment). J’apprends qu’elle est également tatoueuse et organisatrice de soirées. Je me sens beaucoup plus à l’aise dans cet univers qui partage avec les marques et les fondations de luxe régnant sur le marché de l’art le même caractère interlope sans se cacher sous un vernis d’honorabilité. Nous devisons avec le vendeur devant l’alignement vertical de godemichets présentés du plus petit au plus grand. C’est dans un bar où elle a ses habitudes, le Black Dog, que je réalise son interview. La quasi impossibilité de s’entendre et de se faire entendre à cause de la musique métal va nous demander beaucoup d’énergie.

Interview : Alpheratz – Photographie : Palmyre Roigt

1 Bondage Domination Sadisme Masochisme.

Qu’est-ce que Requiem a fait naître en toi ?

Et bien cela m’a plutôt rappelé des choses. Je me suis retrouvée, ou j’ai retrouvé des gens rencontrés, et des expériences très similaires à ce que j’ai pu vivre ou ressentir dans plein de moments du livre. Dès le départ je me souviens très bien avoir ressenti le choc lorsque la phrase est arrivée dans ma vie « le masculin l’emporte sur le féminin ». Prononcé par une femme pour ma part. J’ai tenté de me battre contre ce que j’ai considéré comme une erreur, une injustice, avec la maîtresse qui baissait la tête et se transformait en mur imperméable. La suite du voyage n’a fait que faire ressurgir des moments oubliés. Une admiration pour la justesse des mots choisis pour décrire des situations vécues ou approchées. Pour trouver un sentiment qui aurait pu naître de cette lecture je pourrais dire que le ton, neutre justement, et l’analyse sans jugement, voire bienveillante, si rarement rencontrés dans cette société, à pu faire naître un léger sentiment de : « Tiens, je ne suis pas seule à penser comme ça ».

La linguistique explore l’interdépendance de la langue et de la pensée. Quel exemple peux-tu en donner ?

Je pourrais en donner plein, je vais en donner un joli. Il vient d’un voyage en Inde, lorsque j’ai voulu savoir quel était le mot pour dire merci. On m’a expliqué qu’il n’y a avait pas de mot, juste un geste : joindre ses mains devant sa poitrine et baisser rapidement la tête pour un merci classique. Ou bien joindre ses mains devant son visage et baisser fortement la tête jusqu’à ce que l’autre fasse signe de la relever par un contact physique, comme poser la main sur l’épaule ou les mains jointes. J’ai évidement demandé pourquoi et on m’a expliqué que le remerciement ne pouvait se faire qu’en face. J’ai trouvé ça très beau et la suite du voyage m’a fait comprendre à quel point cette caractéristique de langage était évidente pour ce peuple.

(Toute la clientèle rugit. Une chanson connue, apparemment. De l’autre côté de cette cascade sonore, ma lectrice se transforme en animal silencieux, mouvant et tentaculaire comme le symbole tatoué sur son bras.)

Utilises-tu l’une des ressources du français inclusif ?

La question du genre dans le vocabulaire est assez compliquée pour moi. Afin de ne froisser personne et pour tenter de respecter au maximum les choix de chacun(e)s (les parenthèses c’est un exemple précis de ce que j’ai choisi d’utiliser) je mets les deux pratiquement tout le temps. Je n’utilise pas encore le genre neutre, j’y pense et j’en parle autour de moi. Et toi, pourquoi le genre neutre, d’où ça vient ?

La pratique du genre neutre m’est venue avec la pratique de l’écriture, mais aussi avec la naissance de ma capacité de jugement et de cohérence, c’est-à-dire que je suis devenux capable d’accorder mes actes à ma pensée et de résister à l’inacceptable.

Pourquoi continuer à lire ?

La lecture, aujourd’hui, remplace mes rêves. Je ne dors pas assez d’heures d’affilée pour rêver. Et lorsque ça m’arrive c’est, la plupart du temps, une torture.

Pourquoi ?

Des choses du passé reviennent à la surface. Le fait de lire me donne donc l’impression de rêver sauf que je choisis un peu mes rêves du coup. Même s’il y a quand même la grosse part d’aléatoire puisque que je ne sais pas à l’avance où le livre va m’emmener.

(J’apprends quelles furent ces choses du passé et commence à apprécier la personne que laissaient deviner ses publications sur facebook. Chez K-ro Tyler, les épreuves n’ont apparemment détruit que la faiblesse et la crédulité, et semblent avoir construit cette philosophie humaniste qui ne s’apprend pas dans les livres.)

An autaire phare

Alors je ne dirais pas « phare » puisse que cela impliquerait une notion de guide. Mais je suis fan d’Amélie Nothomb, assez fan aussi de Virginie Despentes. Mon premier coup de foudre littéraire lorsque j’étais enfant est « La petite Fadette » de George Sand dont j’ignorais à l’époque que c’était une femme. La découverte de sa véritable identité n’est arrivée que quelques années plus tard.

As-tu une cause qui te tient à cœur et que fais-tu pour elle ?

Non je n’en ai plus. J’en ai eu plein et lorsque je m’engageais pour une cause, j’étais plutôt dans le concret et l’action. A présent je ne veux plus le faire car je ne pourrais en choisir qu’une et je ne pourrais m’engager qu’à moitié. Je me contente aujourd’hui de défendre la tolérance sous toutes ses formes mais dans le quotidien, par ma façon de vivre sans donner de leçons.

L’école idéale devrait…

Disparaître ! (Rires) J’ai beaucoup réfléchi à ça. Mes enfants par exemple ne sont pas à leur place dans l’école. Mais je ne trouve pas de solutions parfaites. Je pense qu’il n’y en à pas et que l’école n’est pas utile, voire dommageable à la construction de l’être humain. Je pense qu’on pourrait apprendre ce dont on a besoin ou envie autrement. Rencontrer l’autre et apprendre à vivre ensemble autrement. J’ai pas mal d’idées sur une vie sans école mais pas sur son amélioration.

L’école telle que je l’ai connue est l’outil d’une société capitaliste qui doit former des individus aptes à la perpétuer, qu’als soient destinæs à y être esclaves ou maîtres. J’y ai appris la loi du plus forx par l’impossibilité d’utiliser la cour sinon en périphérie, le plus grand espace étant monopolisé par les garçons et leurs jeux de balles, d’où les filles n’étaient pas admises, la séparation délibérée d’avec les personnes avec qui nous avions des liens, notre mise en concurrence, le bridage de notre singularité pour formater notre jeunesse de banlieue à son devenir : notre exploitation. Sous cet angle, on comprend pourquoi certains enseignements essentiels au développement du bien-être, de l’esprit critique et de la vie ensemble (respect de soi et des autres par la nutrition, communication, psychologie, philosophie) n’y soient que survolés ou bien totalement absents.

Moi, Présidente de la République, je…

Question difficile voire impossible. Je ne peux être présidente ni même l’imaginer. Je suis profondément, idéologiquement, anarchiste. L’idée de politique, de gouvernance, l’idée même d’autorité tout court, m’est totalement étrangère. Je n’interviens en politique que contre certaines idées extrémistes, pour protéger les plus faibles, pas pour moi. Je vis complètement en dehors de tout ça. Les lois et les règles de l’endroit où je vis m’importent peu. Je ne fais qu’appliquer l’idée de respect de chacun(e), d’autonomie, de responsabilités, d’entraide. Et c’est complètement possible en France.

Quel serait le point commun à toutes les guerres ?

La mort. Les vies brisées. Le summum de l’horreur et de l’injustice humaine. Si je pense à la guerre, quelle qu’elle soit, je ne pense qu’aux civils. Les guerres motivées par la religion sont à mes yeux les plus incompréhensibles. Elle est bizarre cette question.

Oui. À la réflexion, elle fait écho à ma question sur l’école. La société que je nomme « capitaliste », c’est-à-dire de mise en concurrence des individus et de leurs groupes est fondamentalement favorable à la guerre. La guerre doit y exister pour que le rapport de domination sur laquelle elle est fondée soit perpétué. Regarde comme l’idée de victoire d’un individu sur un autre est extrêmement valorisée dans notre société : compétitions sportives, notes, grades, promotions. Al y a toujours an vainquaire et an vaincux.

Un exemple de ce qui te touche

Un seul ? Hahaha dur ! Tout me touche. Ma faiblesse serait sans doute du côté de la souffrance infantile. Sous toutes ses formes. C’est le seul domaine où je ne peux contrôler mes émotions.

Ton dernier mensonge

J’ai dit à quelqu’un que je n’étais pas capable de faire son tatouage, alors qu’en fait je le trouvais nul et moche. Je ne voulais pas froisser cette personne que j’aime bien.

Une foi ?

Le chaos. Je pense sincèrement que si on laissait les gens, la nature, la vie, libres de suivre leur cours sans contrôle ni entraves, tout se passerait beaucoup mieux.

Une dépendance ?

L’amour. Et la cigarette.

Ton rapport avec le sexe ?

Aargh, c’est très intime comme question. Je dirais ça dépend. Ça dépend du moment. En ce moment je tente de revenir à une certaine simplicité. Après avoir beaucoup exploré, expérimenté, je trouve que mes plus belles et fortes expériences étaient arrivées dans l’amour et les sentiments partagés. Je trouve que le sexe est un merveilleux espace de liberté et de magie. Et je trouve dommage, sans aucun jugement, que beaucoup de gens ne le pratiquent que comme s’ils voulaient juste procréer ou se soulager. C’est pourquoi j’ai un peu de mal à être pleinement heureuse lorsque je tombe sur une personne trop vanille.

« Vanille » ?

Oui, ça désigne les pratiques banales, les plus ordinaires. La plupart des gens choisissent le parfum vanille quand ils choisissent une glace, alors qu’il y a plein d’autres parfums possibles. Dans le sexe, c’est pareil.

Qu’est-ce qui te rend heureuse ?

C’est moi. Disons que je suis heureuse, ce n’est donc pas un événement ou quelqu’un qui me rend heureuse. C’est parce que je le suis que je peux apprécier et ressentir de la joie ou de la plénitude pour tout un tas de choses. Comme un rayon de soleil ou un baiser. Ce n’est pas non plus du coup un événement ou une personne qui peut me rendre malheureuse, ce n’est que moi. Et donc le malheur, pour moi, n’est que temporaire, le temps de me réparer, seule.

Une parole inspirante

La liberté s’arrête où commence celle des autres.

Et la liberté commence par une pensée libre, laquelle est avant tout une pensée qui s’affranchit du bon sens et explore l’univers sans aucune limite. Elle obéit au besoin qu’a la raison de « poursuivre sa quête de signification sans savoir où elle va » pour reprendre les mots qu’emploie Hannah Arendt pour analyser le travail de Kant sur notre capacité à juger. Nous avons besoin de paroles inspirantes, mais nous avons surtout besoin de pensées libres, qui seules, peuvent trouver ces paroles, et oser les dire.

Une idée pour s’améliorer ?

La simplicité.

 Rester simple sans devenir simpliste. La simplicité est une grande qualité. Dans ce monde complexe, rester simple est un fil qui nous relie à l’enfance je crois, et qui nous permet de rester capable d’émerveillement et de lien.

Qu’aimerais-tu devenir ?

Je suis assez contente et surprise de ce que je suis devenue déjà. Mon but et ma motivation en tout ce que je fais est de devenir une vielle dame sage et zen. Qui pourrait aider les plus jeunes.

Un symbole ou une vision

Le Kraken. Tout pirate que tu sois il y a toujours quelque chose au fond de l’eau qui te défonce. Je suis toute petite mais méfiance.

Crédit photo © Xochicalco/123RF


Qu’aimerais-tu ajouter ?

Une pincée de sel.

Nous sortons. La brusque déperdition sonore, la fraîcheur de l’air et la lumière naturelle me restituent le bien-être. Parmi les barbus qui tiennent une bière à la main, une jeune fille au visage poupin lui raconte sa soirée sadomasochiste. Avec ma lectrice, nous retournons vers le métro. Je lui taxe une clope. Vivement que je rentre. K-ro Tyler continue à parler, tandis que je retourne au silence. De cette rencontre entre le métal et l’écriture, nos discours radicalement différents ne nous trompent pas sur la concordance de nos idées. Le bruit et le silence s’accommodent mal l’un de l’autre, mais par tout ce qu’il contient de sincérité et de force, par sa mauvaise fortune transformée en atout, cet être-là me paraît extrêmement proche. Nous nous séparons sans attentes. Les choses se font si nous lu voulons vraiment. Parfois, savoir que l’autre existe suffit.