Antoine
Antoine est un lecteur un peu particulier : avec son amie Valérie, c’est mon éditeur. Lorsque j’ai fait le tour des éditaires pour faire publier ma Grammaire, j’entendais toujours le même son de cloche : « Une Grammaire du français inclusif ? Revenez dans deux ans. » Antoine et Valérie m’ont dit : « Une Grammaire du français inclusif ? Venez le plus vite possible. » Il est également agriculteur près de Châteauroux, où il œuvre pour que se perpétue la mémoire de René Pècherat, peintre et résistant qui a beaucoup fait pour le patrimoine environnemental de l’Indre. Nous nous retrouvons au petit-déj’ dans un café près du studio photo où Palmyre va photographier Antoine. Autour de nous, des Parisians attablæs pour le brunch. Même là, entre amiz, als font la gueule.
Interview : Alpheratz – Crédit photo © Palmyre Roigt 2017
Qu’est-ce que tu fais là, Antoine ?
— Je suis venu à Paris pour raisons associatives et aussi parce que j’ai besoin de sortir régulièrement du monde rural.
— « Du monde rural » ?
— Quand t’es souvent dans les champs t’as l’angoisse que ça t’atteigne, d’être déconnecté de la ville et de tout ce qu’elle offre. J’ai une exigence culturelle, j’ai besoin d’être tiré vers l’avant, d’être au contact de l’art et de ses audaces. Le monde rural aussi a ses exigences intellectuelles, et je l’apprécie autant que le monde artistique. Quand j’ai quitté Paris j’avais besoin d’air, de me colleter à la chose agricole d’où je viens. C’est vrai aussi que je ne supporte plus cette vanité terrible de certains Parisiens. Un jour, j’étais au Musée d’Orsay. Un père faisait la leçon à son fils parce que le petit ne retenait pas bien les informations de l’audioguide. Le mec voulait faire de son fils un singe savant, un robot à débiter des connaissances. C’était déjà énorme que l’enfant soit là, dans un musée ! Pourquoi ne pas le laisser s’approprier le savoir par les sens, les émotions, l’amour de ces lieux que sont les lieux de culture, plutôt que par l’empilement de dates et de chiffres ? A contrario j’ai assisté à une scène d’une grande beauté entre un père agriculteur et sa fille, où le père laissait parler son enfant, l’écoutait et la découvrait. Je vois encore son regard.
Qu’est-ce que Requiem a fait naître ?
Il m’a prouvé que l’utilisation des pronoms de genre neutre pouvait être une évidence de langage. Il m’a donné un vif sentiment de liberté et d’empathie vers l’autre grâce notamment aux portraits très poussés des personnages. J’ai aussi aimé la temporalité de Requiem, qui s’inscrit dans une durée psychologique et narrative dont je me sens proche.
La linguistique explore l’interdépendance de la langue et de la pensée. Quel exemple peux-tu en donner ?
Que plus le langage est complexe, plus on a de chance de comprendre la diversité de l’être humain. Que les mots sont une succession de lettres utilisées par plusieurs personnes sans qu’elles aient la même signification pour chacune d’entre elles. Il s’agirait donc d’insuffler à ces mots toutes les tonalités de sens qu’ils renferment. Ça ne pourrait qu’enrichir le dialogue entre les personnes, encore faut-il qu’elles le veuillent car ce ne peut être qu’une démarche personnelle.
Utilises-tu l’une des ressources du français inclusif ?
Oui pour l’ensemble, si ce n’est pour les pronoms de genre neutre, que je n’utilise qu’à de très rares occasions.
Pourquoi continuer à lire ?
Pour se vider de soi et faire le plein. Découvrir des sentiments, comprendre d’autres manières de s’exprimer dans la vie. Développer son indépendance d’esprit. Se projeter ailleurs.
An autaire phare
Lawrence Durrell, un auteur et voyageur britannique, pour la sensibilité de son écriture dans Le Quatuor d’Alexandrie.
As-tu une cause qui te tient à cœur et que fais-tu pour elle ?
Je suis dans plusieurs associations, culturelles, LGBTQI+, elles font partie de mon quotidien, je ne considère pas pour autant que ce sont des causes que je défends au sens d’un engagement politique, social.
L’école idéale devrait… ?
Favoriser davantage le développement personnel, nous donner une conscience de l’Histoire, qu’il y a eu des gens avant nous, qu’il y en aura après et qu’on n’invente pas la lune tous les jours.
— Palmyre a eu cette réflexion très juste l’autre jour : l’école ne nous donne pas les moyens pratiques de réaliser nos rêves. On était là, dans ce même café, en train de galérer sur des histoires de statut et de numéro de Siret, et Palmyre a dit que l’école aurait dû nous familiariser avec tous ces outils pour qu’on puisse créer notre propre activité. Dans ce pays, si t’es an championx de skate, on te fait croire que tu ne peux pas en vivre. Regarde ce qu’un Tony Hawk a pu devenir aux USA ! Ici, on te regarde de haut : « Dans quel monde tu vis pour oser croire en tes rêves ? » C’est ça qui ne va pas en France. Les outils existent. Mais on ne te les donne pas.
— Je te rejoins. L’école devrait nous donner plus d’outils pour se construire, pour éviter de perdre du temps à ne pas oser s’accomplir. Moi, celui qui m’a ouvert sur le monde c’était un voisin taiseux, braconnier, il avait fait la guerre d’Algérie, on ne savait pas trop ce qu’il y avait fait. Mais il avait un regard bienveillant, il me donnait de beaux livres par lesquels j’ai appris à regarder, à découvrir et à aimer le monde.
Moi, Président de la République, je… ?
… veillerais à développer et à faire respecter la diversité. A faire entendre qu’elle est une richesse tant sociale, laborieuse, culturelle, genrée, etc.
Quel serait le point commun à toutes les guerres ?
L’intolérance, le pouvoir, la pauvreté.
Un exemple de ce qui te touche
Les questions migratoires.
Ton dernier mensonge
Avoir dit à l’autaire de ce questionnaire que j’étais à l’aise pour y répondre.
— De quoi t’as peur ?
— Je n’ai pas peur. Je ne suis pas forcément à l’aise avec ce genre d’exercice.
Une foi ?
Que nous disposons de peu de jours à vivre. C’est triste, mais stimulant aussi.
Une dépendance ?
Tout ce qui bouge sur un écran.
Ton rapport avec le sexe ?
Il me passionne, mais j’arrive difficilement à l’imaginer sans amour.
Qu’est-ce qui te rend heureux ?
Faire rire mon amour. Sinon je suis heureux en étant agriculteur. Je suis heureux de chaque jour, à l’automne quand je sème du colza, de ma façon de faire de l’agriculture, en semi-direct.
— C’est quoi ?
— C’est une façon de respecter le sol, contrairement au bio.
— C’est pas du bio ?!
— C’est mieux que du bio, mais c’est pas politiquement correct de le dire. Le semi-direct est encore dépendant du glyphosate, eh oui, pour l’instant y a pas de solution parfaite. Le bio n’utilise peut-être pas de pesticides, mais c’est une hérésie en terme de dégagement de dioxyde de carbone, c’est la manière de cultiver qui crée le plus d’effet de serre parce qu’il faut passer cinq, six, sept fois dans le champ avec des appareils à moteur. En plus, je te rappelle que la terre aussi dégage du dioxyde de carbone. Ces appareils à dents font sauter les mauvaises herbes, tu appauvris les sols et tu fais disparaître la biomasse. Au moins le semi-direct ne touche pas du tout aux sols, le taux de matière organique augmente. C’est mon père qui m’a initié à tout ça quand j’ai quitté Paris. C’est à lui que je dois ce savoir et cette technique. Il a instauré ce système sur notre exploitation. Ensemble nous avons recréé une dynamique dans nos champs : on a des hérons, des mulots, des taupes, énormément de vers de terre, une vie mychorizienne proche du sous-bois ; les gens hallucinent quand ils voient toute la mousse qu’on a. Et il n’y a pas d’érosion des sols, pas de dégagement de dioxyde de carbone.
— Tu peux quand même entendre que la toxicité des pesticides est une question de santé publique que nous devons prendre en compte ?
— Oui. Si ça peut te rassurer, j’étais à un séminaire sur la question y a quinze jours, pour m’informer et me former. Il n’y a pas d’agriculture idéale, on cherche tout le temps.
Une parole inspirante
« Si tu ne m’écris rien sur toi, je deviendrai fou. » Maïakovski à Lili Brik, 1921.
Une idée pour s’améliorer ?
Être plus à l’écoute et être plus égoïste.</span
Qu’aimerais-tu devenir ?
Une personne plus inspirée, intelligente, créative, courageuse, investie, aimante, politique, mais à part ça je me supporte plutôt bien.
Un symbole ou une vision
La mandorle, de l’italien mandorla, « amande », un symbole iconologique qui désigne la forme creuse en forme d’amande où s’insère une figure sacrée.
Qu’elle soit amande, plaie du Christ, je n’y vois essentiellement que le sexe de la femme, sachant que certaines interprétations l’identifient au symbole de la procréation. Personnellement, je trouve plus fort d’y voir un symbole subliminal qui traverse les siècles en véhiculant nos racines et pulsions humaines profondes, et cela même au sein de la plupart des civilisations qui tentent de cacher, de lisser notre rapport au sexe. La religion nous fait perdre notre temps. D’un côté, tu t’occupes d’une paroisse, tu donnes des leçons, de l’autre tu es dans une détestation terrible de l’autre que tu es censé aider, de ses faiblesses, de ses vices. On n’a pas à donner de leçons. Ce n’est qu’une vanité personnelle qui ne sert que sa propre misère.
Qu’aimerais-tu ajouter ?
Je ne sais pas si je me suis trouvé ou perdu dans ce questionnaire.
Antoine est grand, mince, il a un regard sautillant, nerveux, une expression impassible traversée parfois par celle d’un enfant rieur et qui ne fait que passer. L’aventure éditoriale de la Grammaire du français inclusif commence à peine et nous apprenons à nous écouter et à nous connaître dans les pics d’adrénaline, le manque de temps et de moyens, les instants délirants d’enthousiasme. Faire attention à l’autre, l’écouter et prendre le temps de lui répondre sont toutes choses qui nous permettent de nous apprécier et, peut-être, de construire une relation équilibrée, saine et durable entre an autaire et son éditeur.